Par Maxime Belin, M. Sc. en science politique de l'Université de Montréal.
En octobre 2018, Vladimir Poutine s’est rendu en Ouzbékistan pour rencontrer le président Chavkat Mirzioïev, qui a succédé à Islom Karimov après 25 années de présidence. Cette visite s’inscrivait dans une tournée globale des ex-Etats soviétiques afin de faire un tour des alliés et de ceux qui ne le sont plus. La perspective stratégique était conséquente pour Moscou puisque l’Ouzbékistan est un rouage essentiel en Asie centrale [1]. Bien qu’il s’agisse d’un pays sans littoral quand on sait l’importance d’un accès maritime dans les luttes géopolitiques, ce pays pèse politiquement dans la région [2] de part son poids économique et démographique avec une population de 24 millions d’habitants [3] — la plus nombreuse d’Asie centrale — et une diaspora importante établie dans les pays voisins. Ces caractéristiques qui lui confèrent un rôle de leader régional obligent donc la Russie à s’en rapprocher. Il s’agissait en particulier de créer une nouvelle dynamique russo-ouzbèke après les années Karimov qui fut très critique à l’égard de la « politique impérialiste » de Moscou et à sa « posture de grand frère[4] ». Politique critique qui a conduit Tachkent à quitter l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) [5] en 2012.
Néanmoins, la visite de Vladimir Poutine a permis de réchauffer les relations entre les deux Etats avec le renforcement de plusieurs partenariats. De l’économie à la culture, une coopération renforcée fut décidée par les deux homologues [6]. Le président Mirzioïev a déclaré que « les relations entre nos deux pays ont été portées à un niveau complètement nouveau et inédit ». Ce qui, en l’espèce, ne semble pas exagéré. D’après un ministre ouzbèke, les accords signés représentent un montant financier de 27,1 milliards de dollars. Parmi les principaux projets se trouve, par exemple, la création d’une centrale nucléaire qui permettra d’alimenter environ 20% de la consommation globale ouzbèke [7]. Il y eu également des améliorations dans les coopérations militaires avec l’engagement de Tachkent de maintenir la base russe de Karshi-Hanabad (proche de la frontière turkmène et afghane) et de participer à des exercices conjoints. Bien que l’Ouzbékistan soit le quatrième partenaire économique de la Russie au sein de la Communauté des États Indépendants et que les échanges soient en augmentation, le fait que le président ouzbèke refuse toujours de réintégrer l’OTSC, qualifié dans les médias « d’OTAN russe », traduit une relation qui n’est pas aussi stable, privilégiée et de confiance que les apparences laissent demeurer.
En effet, dans l’espoir d’être un acteur majeur en Asie centrale, Tachkent s’est aussi rapprochée de l’Europe et des Etats-Unis après lui avoir tourné le dos en 2005[8]. L’assouplissement du régime s’accompagne aussi d’une détente avec les pays occidentaux en nouant des partenariats stratégiques. En arrivant au pouvoir, le nouveau président avait fait savoir que les orientations prioritaires pour sa politique étrangère seraient de renforcer des liens avec les principaux partenaires étrangers pour moderniser l’économique ouzbèke ainsi que d’engager un dialogue pour que son régime soit reconnu comme un interlocuteur important [9] de la scène internationale.
Joignant les actes à la parole, Chavkat Mirzioïev s’est rendu aux Etats-Unis en mai 2018 pour sa première visite officielle. Le programme de la rencontre fut de signer des accords commerciaux dans divers domaines et de s’entendre sur la sécurité en Asie centrale [10]. Tachkent a conscience que Washington est un partenaire essentiel dans les volontés de croissance économique mais également un acteur incontournable pour sécuriser l’Asie centrale qui fait face à la résurgence d’un islam radical. Les ouzbèkes furent une nationalité surreprésentée au sein des combattants étrangers de l’État islamique. De plus, Tachkent s’est fortement engagée à un dialogue avec les Talibans pour pacifier la région et le gouvernement ne croit pas que seul Moscou pourra les aider. En plus d’un partenariat américano-ouzbèke, l’Europe est une région privilégiée par l’ex-État soviétique et ce par l’intermédiaire de la France. Le président ouzbèke a aussi rencontré son homologue français en octobre 2018 pour également renforcer des liens économiques et culturels [11]. Emmanuel Macron a fait savoir que la France sera un partenaire stable et durable envers Tachkent en appuyant sa politique régionale et les deux présidents ont aussi conclu des accords concrets et symboliques comme la suppression des visas pour les touristes français.
Au regard de la politique étrangère multilatérale de Tachkent qui se lie aussi à la Chine [12], il reste à observer les réactions de Moscou qui pourrait durcir le ton face à un partenaire essentiel en Asie centrale et au sein de la doctrine géopolitique de « l’étranger proche » (terme utilisé pour qualifier les pays issus de l’ex-URSS) où le Kremlin veut garder sa prérogative. Il sera aussi intéressant d’examiner l’évolution de la politique de l’Ouzbékistan qui doit jongler entre un partenariat quasi vital avec la Russie et son désir d’autres interlocuteurs pour être pleinement reconnu comme le leader régional.
Bibliographie
[1] Sébastien Peyrouse, « Vers une sortie de l’influence russe et du passé soviétique : analyses des éléments de continuité en Asie centrale », Outre-Terre n°16 (2006): 232 [2] Jacques Berrat et al, Géopolitique de l’Ouzbékistan (Paris : L’Harmattan, 2011), 20 [3] Yann Breault et al, La Russie et son ex-empire. Reconfiguration géopolitique de l’ancien espace soviétique (Paris : Presses de Science Po, 2003), 241 [4] Eurasianet, « Uzbekistan and Russia: Chilly weather, warm relations », 17 octobre 2018. https://eurasianet.org/uzbekistan-and-russia-chilly-weather-warm-relations [5] David Teustrie, « L’OTSC : une réaffirmation du leadership russe en Eurasie post-soviétique ? », Russie géopolitique (2016): 2–3 [6] Ministry of Foreign Affaires of the Republic of Uzbekistan, « Uzbekistan and Russia strengthen strategic partnership and alliance », 20 october 2018. https://mfa.uz/en/press/news/2018/10/16393/?print=Y [7] Financial Times, « Uzbekistan turns to nuclear energy to power economy », 20 septembre 2019. [8] Sébastien Peyrouse. « L’Asie centrale quinze ans après l’indépendance. Un bilan en demi-teinte », Politique étrangère 2 (2006): 401 [9] Julien Thorez, « L’Asie centrale, Grand Jeu ou périphérie », Questions internationales n°82 (2016): 34 [10] Déclaration de la Maison-Blanche. United-States & Uzbekistan : Launching New Era Stretegic Partnership (Etats-Unis, déclaration de la Maison-Blanche, 16 mai 2018). https://www.whitehouse.gov/briefings-statements/united-states-uzbekistan-launching-new-era-strategic-partnership/ [11] Zhao Wang, « Visite en France du président très réformateur de l’Ouzbékistan », Radio France Internationale (2018) : 9 [12] Thierry Garcin, Ouzbékistan. La place essentielle de Tachkent en Asie centrale, France culture, 5:30, 9 décembre 2016.
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