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Nord Stream 2 : entre nécessité économique et impératif diplomatique


Par Anthony Trouilhas, candidat à la maîtrise en études internationales à l’Université de Montréal


Nord Stream 2, 2018. Bernd Wuestneck/dpa, via Associated Press


La relation tumultueuse entre la Fédération de Russie et l’Union européenne ne semble jamais avoir de répit. Alors que le jugement de l’opposant Navalny a choqué en Occident, cette affaire pourrait influencer un projet contesté par une partie des membres de l’UE : le pipeline Nord Stream 2 reliant l’Allemagne et la Russie. En effet, certains voient d’un bon œil l’arrêt de ce chantier, pourtant proche de sa finalité, comme une sanction d’envergure contre la Russie. La question est de savoir à qui profite, ou non, la construction de Nord Stream 2 et comment celui-ci s’insère-t-il dans la relation géopolitique entre la Fédération de Russie et l’Union européenne. Dans un premier temps, l’étude se portera sur l’impact du pipeline sur l’Ukraine qui risque de tendre les relations entre les deux voisins. Enfin, les positions européennes qui restent méfiantes à l’égard du gaz russe.


La problématique ukrainienne

Le projet lui-même est contesté en Europe pour deux raisons : son tracé est problématique et le pipeline promet d’accroître la dépendance de l’Europe au gaz russe. Le chemin qu’emprunte Nord Stream est sous-marin. La mer Baltique sert d’axe alors que traditionnellement la livraison du gaz russe s’effectuait par le pipeline traversant l’Ukraine (non-membre de l’UE). Nord Stream 2 représente alors un danger économique pour les Ukrainiens qui voient le transit de gaz russe se réduire depuis la mise en service de Nord Stream 1 en 2012 [1], et dont le nouveau pipeline duplique la route. Chaque année, la Russie exporte un peu plus de 200 milliards de mètres cubes de gaz vers l’Europe dont environ 86 transitent par l’Ukraine qui pose des charges sur le passage du gaz [2]. Ce manque à gagner est crucial pour l’Ukraine qui assure pouvoir transporter jusqu’à 270 milliards de mètres cubes de gaz chaque année [3]. Toutefois, depuis 2014, l’Ukraine n’achète pas son gaz à la Russie. Elle se fournit auprès des réserves européennes [4]. Actuellement, la situation semble en phase de transition. En 2020, un accord entre l’Ukraine et la société énergétique russe Gazprom prévoyait alors le passage de 65 milliards de mètres cubes par l’Ukraine, puis 40 milliards par an entre 2021 et 2024, moyennant des frais de 3 milliards de dollars par année [5]. Le maintien de cette rente de transite est importante pour l’Ukraine, car ces fonds sont nécessaires pour apporter des améliorations structurelles. L’ONG Ukraine Crisis Media Center explique que ces revenus peuvent être utilisés dans le budget pour améliorer la qualité des infrastructures routières par exemple [6].


Les positions européennes

Il est courant de voir la Russie chercher à déstabiliser l’Europe. Il est également devenu habituel que cette dernière se divise quant à son approche envers la Russie. L’affaire Nord Stream 2 n’échappe pas à cette règle. Le projet résulte avant tout de la croissance de la demande de gaz naturel en Europe alors que la production des pays de l’union décline[7]. Ainsi, la création du nouveau pipeline, à terme, accroit la dépendance de l’Europe au gaz russe. Le projet provoque la contestation unanime américaine (démocrate et républicaine). Le 11 décembre 2018, un projet de loi bipartisan est adopté à la chambre des représentants pour annuler le projet qu’ils considèrent comme un pas en arrière et une menace pour la sécurité énergétique européenne [8]. Une initiative qui n’est pas dénuée d’intérêts puisque les Américains souhaiteraient que les Européens achètent leur gaz liquéfié qui a un coût supérieur à celui provenant de Russie. Toutefois, en Allemagne, le problème des coûts a eu raison de l’option américaine [9] pour privilégier un projet qui s’élève à 9,5 milliards d’euros. Il est financé à moitié par Gazprom et à moitié par cinq groupes européens [10]. Le Français Engie, les Allemands Uniper et Wintershall, l’Autrichien OMV et l’anglo-néerlandais Shell. Mais alors que la construction de Nord Stream 2 va accroître la dépendance de l’Allemagne vers la Russie — qui compte à elle seule 22,5 % des exportations du gaz russe en 2018 [11] — certains États européens ont depuis plusieurs années cherché à s’éloigner de la Russie. C’est le cas de la Pologne qui essaye de se rapprocher d’autre fournisseur de gaz, comme la Norvège, suite à des conflits sur les prix avec les Russes [12], mais probablement aussi pour des raisons extra-énergétiques. La Pologne, qui a une histoire conflictuelle avec les Russes, s’inquiète notamment des actions militaires menées par la Russie, en Ukraine et en Crimée. La Pologne s’est montrée comme l’une des ferventes défenseuses de l’OTAN et reste ouverte à la diversification énergétique de l’Europe en se montrant intéressée par l’éventuelle acquisition du gaz américain par l’Union européenne [13]. Parmi le concert des acteurs, la France reste relativement discrète. La volonté du président Macron est de ne pas accroître plus que nécessaire la dépendance de l’Europe envers la Russie[14]. Cependant, le projet Nord Stream répond à la volonté allemande de produire plus d’électricité et qui est le résultat du projet de fermeture des centrales nucléaires. Les Allemands espèrent alors convertir le gaz en électricité en attendant aussi la fermeture des centrales à charbon à l’aube 2038 [15].


Le sujet de la dépendance de l’Europe envers les énergies russes est également une notion qui peut être relativisée. La figure 1 montre que depuis les années 1990, l’Union européenne a réduit la part des importations de gaz passant d’environ 60 % et se maintenant désormais entre 30 et 40 %. Une part toujours massive qui fait de la Russie le premier partenaire de l’Europe.


Figure 1. Martin Russel, « La sécurité énergétique dans la politique extérieure de l’Union européenne », Parlement européen, mars 2020, p. 36, https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/IDAN/2020/649334/EPRS_IDA (2020) 649334_FR.pdf.

Ce partenariat est décisif pour l’économie russe qui est très dépendante des hydrocarbures qui représentent 62 % des exportations du pays. Ce qui fait dire au président Poutine que ce projet est purement économique [16]. Donc l’intérêt de ce nouveau pipeline permet aux Russes de devenir moins dépendant du transit ukrainien et à terme, avec de possibles renégociations, la Russie pourrait être tentée d’économiser aux dépens de l’Ukraine, en invoquant Nord Stream 1 et 2. L’Europe, elle, doit maintenant se positionner sur ses importations du gaz russe en s’accordant sur une éventuelle diversification de ses importations énergétiques. De plus, la diplomatie est également de mise surtout avec l’affaire Navalny. Depuis cet épisode qui a mis en tension les puissances occidentales, ces dernières cherchent un moyen efficace de sanctionner la Russie. Pour le moment, seules des sanctions envers de hauts fonctionnaires russes ont été émises. Cependant, des actions visant Nord Stream 2, construit à 94 % [17], aurait un impact plus important, mais constituerait une possible escalade des tensions. L’Allemagne de Merkel, à l’aube de la fin de son mandat, reste pour le moment sur sa décision de soutenir le pipeline. Jusqu’à quand ?


 

Bibliographie


[1] Szymon Kardaś, « The great troublemaker: Nord Stream 2 in Russia’s foreign energy policy », International Issues & Slovak Foreign Policy Affairs, vol. 28, n° 3/4, 2019, p. 33.

[2] Dmitry Kuznets, « What is Nord Stream 2? Why are Russia’s opponents in Europe and America dead set against it? Meduza explains the controversy surrounding a pipeline that could cut Ukraine out of Europe’s gas business », Meduza, 12 février 2019, consulté le 6 mars 2021, <https://meduza.io/en/feature/2019/02/12/what-is-nord-stream-2-why-are-russia-s-opponents-in-europe-and-america-dead-set-against-it>.

[3] Jean-Pierre Stroobants et al., « Nord Stream 2, le gazoduc russe qui sème la zizanie en Europe », Le Monde.fr, 26 février 2021, consulté le 6 mars 2021, <https://www.lemonde.fr/international/article/2021/02/26/nord-stream-2-le-gazoduc-russe-qui-seme-la-zizanie-en-europe_6071337_3210.html>.

[4] Dmitry Kuznets, op. cit.

[5] Ibid.

[6] Ukraine Crisis Media Center [site Web], uacrisis.org, consulté le 4 avril 2021. https://uacrisis.org/fr/74501-gas-transit.

[7] Tom Schoen et Alex Krijger, « EU : Between an American rock and a Russian hard place: The geopolitics of Nord Stream 2 », Atlantisch Perspectief, vol. 43, n° 1, 2019, p. 27.

[8] Ibid., p. 28.

[9] Dmitry Kuznets, op. cit.

[10] Jean-Pierre Stroobants et al., op. cit.

[11] Kardaś, op. cit., p. 42

[12] Ibid., p. 41.

[13] Jean-Sylvestre Mongrenier, « La Pologne sur la scène européenne et internationale : pivot géopolitique ou acteur géostratégique ? », Diplomatie, n° 101, 2019, p. 18‑22.

[14] Jean-Pierre Stroobants et al., op. cit.

[15] Ibid.

[16] Jean-Pierre Stroobants et al., op. cit.

[17] Ibid.

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