Par Mélissa M'Raidi-Kechichian, finissante au Baccalauréat en Art de l'Université de Québec à Montréal
Il y a trois semaines, un nouveau chapitre s’est tourné pour les États-Unis. En effet, l’élection de Biden marque la fin d’un mandat mouvementé en matière de légitimité des institutions démocratiques, et pour cause. Bien qu’il paraisse logique de penser que les élections présidentielles ne concernent que la politique domestique d’un pays démocratique, les intrusions de la part de forces étrangères ne sont pas rares [1]. Dans le passé, les États-Unis et d’autres nations sont intervenus pour influencer et manipuler la politique publique dans de nombreux autres pays, y compris la Russie. En 2016, la légitimité de Trump est ébranlée par la découverte de l’intrusion de la Russie dans le processus électoral des États-Unis. Hameçonnage, piratage, fuite d’informations pour diviser l’opinion publique — autant de preuves en faveur de l’implication du Kremlin dans les élections de 2016. Pourtant, Poutine n’aura pas eu d’impact suffisant dans les élections américaines pour renverser le processus électoral [2]. Cependant, bien que la cible spécifique des cyber attaques n’ait pas été atteinte, les résultats politiques ne sont pas le seul objectif de la guerre politique (political warfare*) russe, ni même la principale menace que ces cyber attaques représentent. En effet, leur plus grande menace est l’atteinte à la légitimité des systèmes démocratiques [3]. C’est en semant constamment le doute dans l’esprit des citoyens américains sur l’intégrité de leurs institutions démocratiques que les cyber attaques russes ont accentué l’érosion de la confiance des citoyens américains en la démocratie libérale elle-même, et ont ainsi pu avoir un impact structurel plutôt que ciblé.
Guerre idéologique et modernisation technologique
Historiquement, la political warfare soviétique se traduisait par des actions évidentes, de l’espionnage, ou des «mesures actives» dirigées contre les États-Unis. On parlait entre autre de «propagande grise» directement liée au Kremlin, de «propagande noire» déployée secrètement, notamment à travers le KGB et des agents d’influence et d’opérations de soutien politique. Par exemple, le Kremlin a financé des partis politiques occidentaux, a cherché à influencer les médias américains et européens, et a envoyé des agents du KGB en Occident pour acheter d’autres formes d’influence. Le but n’était pas seulement d’influencer la politique, mais de diviser l’Occident. Aujourd’hui, les efforts de guerre idéologique de la Russie sont similaires à ceux des années 80, mais vont plus loin, et ce grâce aux progrès technologiques. L’existence de cyber-outils offre à la Russie de nouveaux moyens d’exercer une influence à la fois directe et indirecte sur la scène politique occidentale [4]. L’utilisation par Moscou de la guerre idéologique est liée au programme de modernisation militaire de la Russie, qui dure maintenant depuis une décennie. Cette guerre idéologique possède deux grandes caractéristiques : premièrement, celle-ci se concentre sur la population. En d’autres termes, son objectif est l’atteinte de la population des pays ciblés. Deuxièmement, elle est constante. En effet, les chefs militaires russes tels que Valery Gerasimov, président de l’état-major russe, ont rejeté l’idée qu’un pays puisse être en paix au 21e siècle, et qu’au contraire, le conflit est toujours présent. La Russie utilise aujourd’hui de multiples instruments dans la guerre idéologique, y compris des cyber-outils pour l’espionnage ou pour des attaques directes contre les réseaux informatiques, comme le hameçonnage, en plus de mandataires financés par le Kremlin qui peuvent être déployés à l’étranger [5].
En 2016, la campagne de piratage et de propagande du Kremlin a fait appel à une variété de réseaux sociaux, de pages web, et de stations de radio et de télévision. De plus, Sputnik et RT ont assuré une présence sur les réseaux sociaux et sur le Web, et ce sur toutes les plateformes pertinentes [6].
Saint-Pétersbourg, berceau de l’interférence politique de 2016
En plus de ces caractéristiques plutôt traditionnelles en matière technologique, la cyber opération de la Russie pendant les élections américaines de 2016 possède certaines caractéristiques innovantes. L’une de ces innovations a été l’utilisation intensive par la Russie de fermes de trolls** (troll farms) [7], multipliant de façon exponentielle la portée de la propagande diffusée en ligne [8]. Cette ferme de trolls a un nom: The Internet Research Agency (IRA).
On estime que l’IRA emploie plus de 400 personnes qui opèrent en tant que trolls, et ce à partir d’une base de 40 pièces à son adresse de Saint-Pétersbourg. Cette agence a une méthode simple : il s’agit de créer des groupes sur les réseaux sociaux et de partager du contenu apprécié par le plus grand nombre : vidéos de chats, photos de vacances paradisiaques, et autres divertissements pour le moins non suspicieux. Une fois que les groupes atteignent des milliers de membres, les trolls renversent la tendance de contenu divertissant vers du contenu hautement politique afin d’y exposer le plus grand nombre. En chiffre, cela s’est traduit par 126 millions d’Américains ayant été exposés durant la campagne présidentielle à du contenu de propagande russe portant spécifiquement sur les élections, et ce rien que sur Facebook [9]. Le Directeur du renseignement national a d’ailleurs affirmé un an après les élections que « des agences gouvernementales russes, des médias financés par l’État, des intermédiaires tiers et des utilisateurs rémunérés de médias sociaux ou des« trolls », avaient bel et bien été actifs sur les réseaux sociaux pendant la campagne éléctorale de 2016. Comme pour toute autre campagne sur Internet, leurs effets ont été amplifiés par l’aide, délibérée ou involontaire, de ceux à l’intérieur et à l’extérieur des campagnes officielles qui ont retweeté, republié ou diffusé d’une autre manière des messages conçus ailleurs [10]. Ces artefacts d’informations exportés à l’étranger ont donc un impact sur la stabilité sociale des États-Unis. Dans l’exemple particulier des cyber attaques de la Russie au cours des élections de 2016, l’impact le plus flagrant a été la polarisation de l’opinion publique, menant à des mouvements sociaux de grande envergure.
L’intégration par la Russie des techniques d’opération d’information fondées sur les médias sociaux est considérée essentielle à la survie du régime. En effet, la Russie a estimé qu’elle devait suivre le rythme de ses ennemis de l’OTAN, en particulier celui des Américains, qui ont perfectionné pendant de nombreuses années l’utilisation de la guerre psychologique et des opérations d’influence [11].
Cependant, et ce malgré les preuves, les responsables russes ont publiquement nié tout rôle dans les cyber attaques liées aux élections américaines, y compris un hameçonnage important qui a compromis la campagne d’Hillary Clinton et du Comité national démocrate, parmi des centaines d’autres groupes [12]. L’Illinois, qui faisait partie des États qui ont donné au FBI et au Département de la sécurité intérieure un accès presque complet afin d’enquêter sur ses systèmes, offre un aperçu du succès et des échecs des hackeurs. Ces derniers ont eu accès à la base de données des électeurs de l’État, qui contenait des informations telles que les noms, les dates de naissance, le sexe, les permis de conduire et les numéros partiels de sécurité sociale de 15 millions de personnes, dont la moitié était des électeurs actifs. Pas moins de 90 000 enregistrements pour voter ont été compromis [13].
Érosion de la légitimité des institutions démocratiques
Bien que Washington puisse tenter de défendre ses intérêts en investissant dans de la contre-propagande efficace, les États-Unis, en tant que société ouverte et démocratique, sont automatiquement désavantagés lorsqu’il s’agit de contrer la guerre idéologique russe [14], et ce en raison du libre flux d’information pouvant semer une discorde sociale. De plus, le type de cyber attaque utilisé par la Russie a également pu avoir un impact parce que les institutions établies (en particulier les médias traditionnels et les organisations du parti politique) avaient déjà perdu la majeure partie de leur pouvoir à travers une érosion de la confiance que leur attribuaient les citoyens Américains. Le vide que ces institutions en érosion ont laissé a été comblé par une campagne de désinformation taillée sur mesure pour l’ère d’Internet [15]. Des résultats politiques spécifiques ne sont donc pas les seuls objectifs de la guerre idéologique menée par la Russie, ni même la principale menace qu’elle représente. En effet, la plus grande menace est peut être la fragilisation de la légitimité des systèmes démocratiques.
Bibliographie
*La guerre politique, plus connue sous le concept de political warfare, réfère à l’utilisation de moyens politiques afin de contraindre un pays d’agir d’une certaine manière, et ce de façon non hostile. Plus spécifiquement, c’est l’interaction calculée entre un gouvernement et un public cible, y compris le gouvernement, l’armée et la population générale d’un autre État. **Une «ferme de trolls» est un groupe organisé réuni dans le but spécifique d’affecter l’opinion publique, et ce en générant de la désinformation sur Internet. Un individu engagé dans cette activité est appelé troll.
Sources [1] Chivvis, C. S. (2017). Hybrid war: Russian contemporary political warfare. Bulletin of the Atomic Scientists, 73(5), 316–321. [2] McCombie, S., Uhlmann, A. J., & Morrison, S. (2020). The US 2016 presidential election & Russia’s troll farms. Intelligence and National Security, 35(1), 95–114. [3] Nakashima, E. (2019). US Cyber Command operation disrupted Internet access of Russian troll factory on day of 2018 midterms. The Washington Post, 27, 19. [4] Chivvis, C. S. (2017) Op. Cit. [5] Chivvis, C. S. (2017) Op. Cit. [6] Persily, N. (2017). The 2016 US Election: Can democracy survive the internet?. Journal of democracy, 28(2), 63–76. [7] McCombie, S., Op. Cit. [8] McCombie, S., Op. Cit. [9] Bovet, A., & Makse, H. A. (2019). Influence of fake news in Twitter during the 2016 US presidential election. Nature communications, 10(1), 1–14. [10] Persily, N. (2017), Op. Cit. [11] Dutt, R., Deb, A., & Ferrara, E. (2018, December). “Senator, We Sell Ads”: Analysis of the 2016 Russian Facebook Ads Campaign. In International conference on intelligent information technologies (pp. 151–168). Springer, Singapore. [12] Ohlin, J. D. (2016). Did Russian cyber interference in the 2016 election violate international law. Tex. L. Rev., 95, 1579. [13] Riley, M., & Robertson, J. (2017). Russian cyber hacks on US electoral system far wider than previously known. Bloomberg, June, 13. [14] Miller, G. The Apprentice: Trump, Russia and the Subversion of American Democracy. HarperCollins, London, 2018. [15] Jamieson, K. H. Cyberwar: How Russian Hackers and Trolls Helped Elect a President What We Don’t, Can’t, and Do Know. New York: Oxford University Press, 2018.
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