Par Mélissa M'Raidi-Kechichian, finissante au Baccalauréat en Art de l'Université de Québec à Montréal
Le développement des réseaux sociaux a apporté de nouvelles dimensions aux façons dont les internautes peuvent discuter et se mobiliser en matière de politique [1]. Les nouveaux médias alternatifs, qui dérivent de la tradition de la satire, du mouvement Dada et du situationnisme [2], ont souvent pour but de combler un « vide » laissé par les médias traditionnels, mais également de confronter l’idéologie hégémonique et d’offrir une perspective alternative à cette dernière. L’emphase est souvent mise sur les problèmes cachés par l’idéologie dominante [3]. Cet activisme qui prend place en ligne fait partie de la résistance politique et peut prendre une forme inattendue mais populaire : celle des memes.
Resister à l’idéologie dominante en utilisant la créativité n’est pas propre aux memes ou au XXIème siècle. En effet, ce culture jamming (traduit en français par “sabotage culturel”) est en mesure d’attaquer les discours promus par l’idéologie et la culture dominante. Ce concept prend ses racines dans le mouvement Dada, lancé vers 1915 en Europe par des artistes et écrivains du monde entier, notamment pour condamner la cruauté de la guerre, l’industrialisation de la production de masse et la culture consumériste [4].
Ces artistes étaient inventifs dans leur mode d’expression politique, puisqu’ils combinaient photographie, cinéma et imprimés avec les formes d’art classiques telles que la peinture et la sculpture. Ils ont été parmi les premiers artistes politiques à utiliser des méthodes de remix, associant des fragments aléatoires de photographies à des articles de journaux, des images déformées, des textes et des vêtements absurdes [5]. Ce mouvement a fortement influencé l’émergence du culture jamming, et ce type d’activisme politique prend désormais place à travers les memes que l’on retrouve aujourd’hui.
Les memes ayant un contenu politique ont la spécificité suivante : ils comptent sur la participation des internautes, n’ont pas de but commercial, et regroupent contenu politique, engagement social et expression artistique [6]. Le discours généré par ce média alternatif peut être considéré à lui seul comme activisme et outil de résistance politique. Bien que souvent vu comme étant purement humoristique, les memes sont un outil politique important, catalyseurs de discussions politiques. De plus, leur côté autonome des memes nourrit davantage l’idée de leur indépendance vis-à-vis des élites et des détenteurs du pouvoir [7].
Bien que l’environnement médiatique russe ait démontré sa tendance croissante à la censure et à la régulation de l’expression politique dans les médias professionnels et les réseaux sociaux [8], les memes sont un phénomène global, et le gouvernement russe, particulièrement le président Vladimir Poutine, n’y échappe pas.
En 2011, une photo de Poutine, torse nu et à cheval, s’est transformée en un memes de Poutine chevauchant une variété d’objets, y compris des ours et des vaisseaux spatiaux. Poutine a également été source de ridicule quand il a été rapporté que le taux de participation aux élections de 2011 dépassait 140% dans certaines régions [9].
De la même manière, si nous prenons l’exemple de la crise de Crimée de 2014, de nombreux internautes ont dénoncé la situation à travers la création et le partage de memes, et ce avec plus ou moins d’humour. Par exemple, ce memes est apparu au début du conflit :
Du côté Ukrainien, on trouve également ce memes, et il est intéressant de noter qu’il est écrit en russe, et visent donc particulièrement les internautes russes de la communauté juive bien qu’il ait pour but de décrédibiliser Zelensky. Ce memes affiche une nette volonté de décrédibilisation des élites au pouvoir et cherche à galvaniser les vieilles haines, notamment antisémites :
Cependant, pour le gouvernement russe, l’utilisation humoristique de memes comme outil de critique politique n’est pas source d’amusement. En Avril 2015, le gouvernement a interdit l’utilisation de personnes publiques dans les memes [10]. D’ailleurs, on trouve également des memes pro-gouvernement dans le discours politique russe. Ces memes empruntent de nombreux traits de la propagande soviétique : ils visent à dénigrer l’opposition et à diriger la haine du grand public contre les critiques de l’État. Ces memes peuvent ressembler à des caricatures de style soviétique ou à des publicités occidentales, mais prônent la résistance à la critique [11].
Que les internautes soient intéressés ou impliqués en politique, les memes auxquels ils sont exposés leur permettent de recevoir des informations et des idées politiques lorsqu’ils parcourent le fil d’actualité produit par leur réseau. Ces utilisateurs, politiquement désengagés, voient une certaine quantité de connaissances politiques s’infiltrer dans leur agenda d’utilisateur. Cela peut encourager à plus d’attention, et, lorsque ces connaissances sont associées à des intérêts personnels, potentiellement prendre la parole et devenir un acteur de l’activisme en ligne [12].
D’autres chercheurs soutiennent le contraire, et évaluent que le domaine numérique est un miroir et la continuité de l’ordre social déjà existant. Par conséquent, l’accès à des espaces et des communautés Internet politisés ne peut pas inciter à s’intéresser à la politique [13].
Dans cette culture du memes, le cynisme est également présent. Il est à noter que la Russie est souvent décrite comme ayant plusieurs couches de cynisme: post-transition, postmoderne et soviétique tardif, chacune ayant eu un impact sur la participation politique. Au cours de la deuxième décennie du XXIe siècle, le cynisme peut sembler être le seul type de discours accessible à tous les groupes de la société russe [14]. Plutôt que de conclure que le cynisme ne puisse jamais servir de force vers le progrès, on peut affirmer qu’au cœur de certaines formes de cynisme et d’ironie repose un noyau moral. Vu sous cet angle, le cynisme peut devenir un outil pour “créer la distance nécessaire entre les sujets politiques et les circonstances oppressives — distance à partir de laquelle une conscience agentive de la résistance peut prendre racine” [15].
Dans tous les cas, la motivation à s’exprimer de manière créative et politique est sans aucun doute un outil d’activisme qui peut amener la participation des internautes dans les débats politiques actuels, comme c’est le cas de la Russie aujourd’hui, et ce, malgré les censures du gouvernement de Poutine.
Bibliographie
[1]Denisova, A. (2016). Political memes as tools of dissent and alternative digital Activism in the Russian-language twitter (Doctoral dissertation, University of Westminster). [2]Lievrouw, L. A. (2011). Alternative and Activist New Media. Cambridge: Polity. [3]Denisova, A., Op. Cit. [4]Bonnett, A. (1992). Art, ideology, and everyday space: subversive tendencies from Dada to postmodernism. Environment and Planning D: Society and Space, 10(1), 69–86. [4] Meikle, G. & Young, S. (2012). Media Convergence — Networked Digital Media in Everyday Life. Basingstoke: Palgrave Macmillan. [5]Denisova, A., Op. Cit. [6] Lievrouw, L. A. (2011). Alternative and Activist New Media. Cambridge: Polity. [7] Meikle, G. & Young, S. (2012). Media Convergence — Networked Digital Media in Everyday Life. Basingstoke: Palgrave Macmillan. [8] Miltner, K. M. (2018). Internet memes. The SAGE handbook of social media, 412–428. [9] Volchek, D. & Sindelar, D. (2015). One professional Russian troll tells all, Radio Free Europe/ Radio Liberty, 25 March 2015. [10] Rothrock, K. (2014b). The Russians have weaponized Photoshop, Global Voices, 1 March 2014. [11] Ibid. [12] Meikle, G. & Young, S., Op. Cit. [13] Miltner, K. M., Op. Cit. [14]Brock, M. (2018). Political satire and its disruptive potential: irony and cynicism in Russia and the US. Culture, Theory and Critique, 59(3), 281–298. [15]Roudakova, N. 2013. ‘Toward an Ethnographic Study of Cynicism’. Conference presentation for American Anthropological Association Annual Meeting, 21–24 November
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