Par Katia Sviderskaya, finissante au Baccalauréat de science politique de l'Université de Montréal
Première puissance nucléaire mondiale [1], la Fédération de Russie connaît un regain de pouvoir depuis l’arrivée au gouvernement du « troisième Vladimir Poutine », et ce après le mandat de sa « marionnette », Dmitri Medvedev [2], selon les mots de Venediktov. Dans ses aspirations néo-impérialistes, le président russe augmente les capacités militaires de son pays dans un contexte international instable. Cependant, la dissuasion nucléaire se voit affaiblie. Comment les développements de l’arsenal militaire russe s’inscrivent-ils dans la situation stratégique mondiale ? En effectuant d’abord un état des lieux de l’arsenal militaire russe, nous allons préciser comment celui-ci s’inscrit dans les dynamiques internationales de dissuasion nucléaire. Il s’agit notamment de se pencher sur les spécificités techniques des modernisations d’armements, dont une part importante est accordée à la marine. Celles-ci entrent dans un échiquier nucléaire international très précis, influençant à leur manière la dissuasion.
Un arsenal modernisé
Nous allons pour cela consacrer la première partie de cet article à la nouvelle approche dite « intégrée » de la Russie, en tentant d’analyser le nouvel armement maritime de pointe russe ainsi que le contexte international dans lequel celui-ci s’inscrit. Dans le cadre de la stratégie intégrée, il s’agit de prendre en compte tous les niveaux d’analyse en relations internationales [3], en mettant l’accent sur l’interdisciplinarité du domaine afin d’expliquer comment la décision est prise et dans quel but.
La Fédération russe investit massivement dans le secteur de la défense, démontrant ainsi une volonté d’améliorer son arsenal et donc de prendre de l’avance sur les autres grandes puissances dans certains domaines [4].En effet, selon les données du Stockholm International Peace Research Institute de 2019 [5], l’armée russe remonte la pente depuis la chute de l’URSS grâce au doublement de son budget militaire depuis 2010, la plaçant à la 4e place en termes de dépenses en 2020 (65,1 milliards de $ US).
La réforme militaire engagée par la Russie dès 2008 vise surtout à modifier des structures militaires existantes [6]. Afin d’éviter des désordres et des échecs opérationnels et logistiques, il est donc crucial de rendre les forces conventionnelles plus efficaces dans la gestion de situations susceptibles de se produire dans les pays voisins.
Sur le plan de l’armement nucléaire, la « Doctrine militaire et la politique nationale en matière de dissuasion nucléaire à l’horizon 2020 », approuvée le 6 février 2010 par le président russe Dmitri Medvedev, a réaffirmé le possible recours aux armes nucléaires en cas de danger existentiel pour le pays. Depuis la fin des années 2000, ses capacités sont reconstruites par rapport au rythme de la période soviétique et c’est le début de l’étape de modernisation et de renouvellement des vecteurs et des armements nucléaires et conventionnels.
La Russie mise aujourd’hui sur des forces capables d’intervenir immédiatement en cas d’attaque. On note le développement de nouveaux missiles « hypersoniques » : ces missiles intercontinentaux Avangard seraient, selon Vladimir Poutine, « pratiquement invincibles »[7]. Ceux-ci seraient en effet capables d’atteindre 27 fois la vitesse du son (Mach 27), et pourraient percer tous les boucliers antimissiles contemporains. De même pour le missile aérobalistique Kinzhal (Dague en français), dont la portée peut atteindre jusqu’à 2000 km.
Un des points importants de la réforme de 2008 est la place stratégique donnée à la marine. Vladimir Poutine perçoit le secteur naval comme étant central dans la construction d’une armée forte et opérationnelle. Ceci s’illustre notamment par les développements de nouvelles classes de sous-marins et d’armes innovantes permettant de prendre le contrôle de l’espace maritime, en plus de la présence russe dans les mers arctiques. En effet, selon les dernières annonces de Poutine du 26 juillet 2020, la Marine russe serait dotée prochainement d’armes nucléaires hypersoniques ainsi que de drones nucléaires, étant dans leur dernière phase de tests. Le drone en question, « Poseidon » [8], serait une torpille de longue portée, indétectable par les radars des sous-marins actuels et pouvant atteindre plus de 150 km/h sous l’eau grâce à sa propulsion nucléaire. Celui-ci serait développé dans une perspective de seconde frappe, agissant donc en tant que composante dissuasive de la Défense navale russe [9]. La dissuasion nucléaire est au cœur des développements militaires russes, qui, dans un monde idéal, n’entreraient pas en utilisation. Du côté des vecteurs, les sous-marins lanceurs d’engins (SNLE) de type Boreï sont en plein développement également ; 4 SNLE étant déjà en service, et 4 autres encore en construction [10]. Ces sous-marins mettraient en opération le missile balistique intercontinental (ICBM) Boulava, d’une portée de 8300 km et fonctionnel depuis 2013.
En juin 2020, la Marine russe a accueilli le Prince Vladimir, SNLE de classe Boreï pouvant transporter jusqu’à 16 missiles nucléaires intercontinentaux [11] contenant chacun 10 têtes. Prince Vladimir a été nommé ainsi en l’honneur de Vladimir Ier, kniaz de la Rus’ de Kiev, mais certainement faisant allusion au président Poutine.
En somme, ces progrès navals permettent à la Russie de mettre la main sur une partie de l’Arctique, espace géostratégique considérable ces dernières années. Il s’agit d’un territoire surtout maritime, et le Kremlin vise un renforcement de ses capacités militaires dans cette région selon le décret sur « Les fondements de la politique de la Fédération russe dans l’Arctique jusqu’en 2035 » [12]. Le perfectionnement des systèmes de contrôles aérien, marin et sous-marin est dans la ligne de mire [13].
Ces nouveaux développements démontrent clairement que la Russie détient une longueur d’avance sur le reste des États dotés notamment dans le domaine naval. Pendant que Moscou investit des milliards dans des armes modernes, les États-Unis tentent de rivaliser [14] en présentant des « super duper missiles » afin de dépasser la Chine et la Russie. On assiste ainsi à une course aux armements équivalente, voire plus inquiétante que lors des années de Guerre froide du fait de la dangerosité grandissante des armements ainsi que du manque de contrôle international. L’approche intégrée russe témoigne d’une volonté d’atteindre une certaine stabilité stratégique bipolaire, en mettant l’accent sur la riposte plutôt que l’attaque. Contrairement aux États-Unis qui prônent la première frappe, la Russie mise sur la dissuasion nucléaire et la réaction en cas d’utilisation d’armes nucléaires ou conventionnelles mettant en péril la sécurité russe et celle de ses alliés [15].
Une dissuasion qui s’effrite
Ainsi, quel est l’impact de l’armement russe sur le principe de dissuasion dans un contexte international instable?
Bien que des facteurs internes soient présents, tels que la réforme militaire mentionnée plus haut, il s’agit surtout d’une réaction à un contexte international particulier. Le climat mondial est aujourd’hui plus qu’incertain et plus près que jamais de la catastrophe nucléaire : 100 secondes avant minuit selon la Doomsday Clock [16]. Dans un contexte d’effritement de la dissuasion et d’abaissement du seuil d’usage du fait de la banalisation de l’arme nucléaire et de la multiplication des acteurs, les États dotés adoptent une posture sécuritaire et tentent en premier lieu de protéger leurs propres intérêts, ainsi que ceux de leurs alliés. En effet, les motivations sont nombreuses : stratégiques, politiques, technologiques et de prestige. Afin de limiter ces motivations, il est nécessaire d’instaurer un ensemble de mesures visant le renforcement de la stabilité militaire, c’est-à-dire, un contrôle des armements. Les mesures de maîtrise des armements sont des restrictions politiques et/ou juridiques qui limitent, en types et/ou en quantités, les capacités et les technologies militaires. Le contrôle des armements vise une réduction des niveaux de capacité nationale et la réduction de risque de guerre par malentendu. Or, les mécanismes institutionnels multilatéraux actuels sont assez faibles, et tendent à créer des oppositions entre les principaux acteurs : États-Unis/Russie, Corée du Nord, Iran, Chine… La dissuasion constitue la capacité de menacer un ennemi de représailles supérieures à ce qu’il pourrait infliger. Non seulement ne gagne-t-il rien, il risque aussi d’y perdre énormément. Le but principal de la dissuasion nucléaire est de prévenir un affrontement direct, puisque les acteurs s’appuient sur un calcul rationnel dans lequel les coûts d’une attaque potentielle sont supérieurs aux bénéfices. La dissuasion, notamment nucléaire, s’inspire du modèle de la théorie des jeux à 2 joueurs (aussi appelé chicken game). Elle repose sur trois principes : la capacité militaire de chaque acteur, la crédibilité de la menace, la fonction de rassurance et de communication. Historiquement, la période pendant laquelle la dissuasion a le mieux fonctionné est la Guerre froide. En effet, « si les armes nucléaires n’ont pas été employées, c’est parce que les protagonistes se sont gardés de mettre en cause les intérêts vitaux de leurs adversaires. Tous les États nucléaires ont adopté des doctrines de dissuasion qui ne font pas entrer l’arme nucléaire dans une logique d’emploi » [17]. Cependant, même post-Guerre froide, la Russie, héritière de l’URSS, de par son arsenal nucléaire grandissant et de sa position vis-à-vis des autres acteurs, pèse grandement dans ce jeu nucléaire. La stabilité internationale repose d’ailleurs sur l’équilibre qu’engendrent dissuasion et dilemme de sécurité. La Fédération de Russie poursuit une politique de self-help, avec pour objectif premier d’assurer sa sécurité et sa survie. Le manque de gouvernance mondiale encourage le Kremlin à se méfier des mesures de contrôle en termes d’armement, ce qui suggère le renforcement de sa position. Ainsi, les efforts de modernisation s’inscrivent dans un objectif de dissuasion et d’intimidation, mais celui-ci est compromis par des facteurs externes. De ce fait, la Russie se positionne en tant que protectrice de l’espace eurasiatique, mais contribue à l’effritement de la dissuasion nucléaire de par ses modernisations d’arsenal. Bien que la Russie dispose déjà d’une longueur d’avance dans certains domaines de la défense (missiles antinavires, défense antiaérienne, etc.), elle tente aussi de réduire l’écart avec les puissances otaniennes dans d’autres (drones, munitions de précisions guidées, etc.) [18] Ainsi, face à la communauté euroatlantique, la Russie est apte à menacer mais est aussi en position d’infériorité. Pour conclure, les développements et modernisations de l’arsenal russe s’inscrivent dans un jeu d’équilibre fragile au niveau international, dans lequel on voit la dissuasion nucléaire s’effriter, ce qui engage encore davantage de modernisations et de mises au point technologiques et renforce le dilemme de sécurité. Moscou répond à ces incertitudes en présentant de vastes réformes de son arsenal, faisant de la marine une priorité. Ce choix stratégique met la Russie en position de domination dans ses principaux théâtres opérationnels navals, principalement la Mer Noire et l’Arctique améliorant ainsi sa capacité de projection militaire dans ces régions et plus encore.
Bibliographie
[1] SIPRI. 2019. « World nuclear forces ». Stockholm International Peace Research Institute. https://www.sipri.org/research/armament-anddisarmament/nuclear-disarmament-armscontrol-and-non-proliferation/world-nuclear-forces. [2] vDud. « Venediktov — Putin, Putin, Lesya, Putin /vDud. ». 13 mars 2018. Vidéo YouTube, 1:37:44. https://www.youtube.com/watch?v=f0wv89CdksM. [3] Waltz in Singer, J. David. “International Conflict: Three Levels of Analysis.” World Politics 12, no. 3 (1960): 453–61. Accessed February 8, 2021. doi:10.2307/2009401. [4] Piskunova, Ekaterina. 1 octobre 2020. « La Russie : État des lieux en matière de désarmement ». Cours Contrôle des armements. Montréal : Université de Montréal. [5] SIPRI. 2019. « Military expenditure ». Stockholm International Peace Research Institute. https://www.sipri.org/research/armament-and-disarmament/arms-and-militaryexpenditure/military-expenditure. [6] Facon, Isabelle. 2017. « La menace militaire russe : une évaluation », Les Champs de Mars 29 (1) : 31–57. https://www.cairn.info/revue-les-champs-de-mars-2017-1-page-31.htm. [7] Prezident Rossii. 2019. « Poslanie Prezidenta Federal’nomu Sobraniyu. » Kreml’. 20 février 2019. http://kremlin.ru/events/president/news/59863. [8] Mizokami, Kyle. 2019. « Russia Releases Test Video of Poseidon Nuclear Attack Drone » Popular Mechanics, 22 février 2019. https://www.popularmechanics.com/military/weapons/a26453301/russia-poseidon-nuclearattack-drone-video/. [9] idem [10] Delanoë, Igor. 2020. « L’armée : la meilleure alliée de la Russie ». Grands Dossiers de Diplomatie, 12 août 2020. [11] Deleury, Patrick. 2020. « Cérémonie des couleurs — La marine russe admet au service actif le ‘Prince Vladimir’ premier SNLE de la classe Boreï-A. » Association Générale des Amicales de Sous-Mariniers (blogue). AGASM Sous-marins, 13 juin 2020. https://www.agasm.fr/levee-des-couleurs-la-marine-russe-met-en-service-son-premierssbn-de-classe-borei-a-prince-vladimir/. [12] AFP. 2020. « La Russie renforce encore son armée dans l’Arctique » 45e Nord, 5 mars 2020. http://www.45enord.ca/2020/03/la-russie-renforce encore-son-armee-dans-larctique/. [13] Idem. [14] Pengelly, Martin. 2020. « Trump says US will beat out Russia and China with ‘super duper missile’ » The Guardian, 15 mai 2020. https://www.theguardian.com/usnews/2020/may/15/super-duper-missile-us-trump-military. [15] Piskunova, Ekaterina. 1 octobre 2020. « La Russie : État des lieux en matière de désarmement ». Cours Contrôle des armements. Montréal : Université de Montréal. [16] Mecklin, John. 2020. « 2020 Doomsday Clock Statement ». Bulletin of the Atomic Scientists. https://thebulletin.org/doomsday-clock/current-time/. [17] Bruno Tertrais, « La doctrine de la dissuasion nucléaire est-elle encore pertinente ? » La Croix, 6 septembre, 2017. https://www.lacroix.com/Journal/doctrine-dissuasion-nucleaireest-elle-encore-pertinente-2017-09-06-1100874600. [18] Delanoë, Igor. 2020. « L’armée : la meilleure alliée de la Russie ». Grands Dossiers de Diplomatie, 12 août 2020.
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