Par Mélissa M'Raidi-Kechichian, finissante au Baccalauréat en Art de l'Université de Québec à Montréal
L’ère de la covid-19 rime le plus souvent avec crise sanitaire et confinement. Pourtant, des mouvements sociaux tels que des manifestations en faveur d’Aleksei Navalny, qui ont remis en question la légitimité du président russe Vladimir Poutine en Russie, ont réapparu durant cette période. Ces rassemblements étaient sans précédents et d’autant plus inattendus du fait des ravages de la pandémie d’un côté, et d’un régime autoritaire réprimant sévèrement toute opposition au pouvoir de l’autre. La Russie, pays autoritaire dont le gouvernement réprime de nombreuses formes d’opposition, élabore des politiques numériques visant les activistes et opposants politiques [0]. L’internet étant un espace de libre échange d’idées, l’apparition d’une démocratie en ligne russe a mené à l’élaboration d’un espace numérique dédié à la Russie : RuNet. En d’autres termes, l’internet russe élaboré par le Kremlin. Cependant, l’internet est un espace hétérogène contenant de nombreuses sous-cultures qui fragmentent cet espace digital. Il paraît évident que le contrôle d’un réseau de réseaux s’avère être une tâche difficile, même impossible. Pourtant, le Roskomnadzor (le Service fédéral de supervision des communications, des technologies de l’information et des médias de masse), s’y est attelé.
Il est donc rendu possible d’observer un clivage entre la propagande diffusée par le gouvernement et les idéaux d’activistes, ces derniers ayant pour but de provoquer des changements à la fois sociaux et sociétaux. Ce phénomène est observable sur l’internet russe mais également autour du monde. Par exemple, aux États-Unis, plusieurs fils d’idées sont offerts aux citoyens, permettant ainsi le maintien d’un pluralisme politique et idéologique. En Russie, c’est un seul et même fil directeur idéologique qui est diffusé par le gouvernement, assurant le maintien du modèle de gouvernance autoritaire. Parce que les réseaux sociaux permettent la diffusion et la propagation d’opinions, mais aussi la création d’évènements menant ultimement à l’organisation de rassemblements, des affrontements idéologiques entre les citoyens russes et leur gouvernement prennent naissance sur les réseaux sociaux. Cet article vise à aborder les mesures légales prises à l’encontre des activistes dans le contexte digital, spécifiquement en matière de protection et d’accès aux données personnelles.
Le Kremlin à la conquête de l’internet : pourquoi vouloir contrôler l’incontrôlable ?
Lorsque les internautes reçoivent une information, ces derniers peuvent décider d’aller en vérifier l’authenticité, mais cette démarche demande un effort mental. Il est plus facile pour les internautes de se fier à leurs expériences personnelles, aux émotions qu’engendrent la dite information et à la cohérence qu’elle a avec leurs valeurs personnelles[1]. Dans le cas où les internautes ne sont pas particulièrement intéressés par un sujet, c’est l’information la plus récurrente qui est susceptible d’être adoptée en tant que vérité [2]. De plus, lorsqu’une personne est confrontée à la même information plusieurs fois, elle devient moins capable de juger de la pertinence des arguments qui sont donnés pour soutenir la véracité d’une information [3]. L’influence et les impacts du partage d’idées sur internet sont donc une menace potentielle pour la stabilité du gouvernement russe et le Kremlin en a conscience. Beaucoup d’analystes ont affirmé que les révolutions du Printemps arabe de 2010 ont été le moteur derrière la tentative du Kremlin de contrôler de manière plus sévère l’internet. Stanislav Govoruhin, à la tête de la campagne de ré-élection de Poutine, avait décrit l’internet comme « un dépotoir contrôlé par les États-Unis ». Pourtant, le gouvernement russe a investi plus de trois millions de roubles afin de garder le dit « dépotoir » sous contrôle [4]. La propagande n’est pas un concept nouveau en Russie, où elle était déjà employée durant l’ère soviétique, et ce à travers des moyens de communication traditionnels tels que les journaux, la télévision et la radio. Les méthodes de propagande ont certes évolué aux côtés des avancées technologiques, mais leur but a lui aussi changé. Dans le régime contemporain de Poutine, la propagande a pour but de convaincre les citoyens que l’autocrate est assez compétent pour gouverner [5]. Le Roskomnadzor a abordé la gestion et diffusion d’informations non plus en termes de persuasion, de diplomatie publique, ou de propagande, mais en termes d’armement, comme un outil pour confondre, harceler, démoraliser et paralyser les opposants au régime [6]. Par opposition, la propagande du XXème siècle, notamment sous Staline, avait pour premier but de changer ou forger l’opinion des Russes [7]. En d’autres termes, le Roskomnadzor veille aujourd’hui à la prévention des rebellions et à ce que l’opposition soit sous contrôle.
Des réseaux sociaux, aux mouvements sociaux, jusqu’aux sanctions
En Russie, les réformes socioéconomiques et politiques ne peuvent pas être isolées des politiques légales [8]. Le Roskomnadzor est chargé de la mise en œuvre et de l’application des lois sur les médias de masse et est l’organe exécutif fédéral russe qui, dans la pratique, s’occupe de la censure dans les médias. Techniquement, Roskomnadzor est également censé superviser le respect de la loi protégeant la confidentialité des données personnelles. En réalité, il coopère avec les services répressifs de l’État, tel que le Service de Sécurité, à des fins de surveillance [9]. La plupart des textes législatifs visant à renforcer la réglementation de RuNet sont présentés comme un moyen de protéger le public contre des informations dangereuses ou contre des activités terroristes. On peut par exemple penser aux lois de 2012 « pour la protection des enfants contre les informations nuisibles à leur santé et à leur développement » [10]. Le même procédé a été appliqué à la loi Yarovaya de 2016. Cette loi englobe un ensemble de réglementations Internet qui sont entrées en vigueur en juillet 2018. Selon ces nouvelles réglementations, les fournisseurs d’Internet et les entreprises de télécommunications sont tenues de divulguer les communications et métadonnées de leurs utilisateurs ainsi que « toutes autres informations nécessaires » aux autorités, sur demande, et ce, sans ordonnance de la part d’un tribunal [11]. En parallèle, les réseaux sociaux (comme Facebook et Twitter) ne coopèrent vraisemblablement pas avec les forces de sécurité russes et sont poursuivis pour non-respect de la loi fédérale n ° 242-FZ, qui oblige les entreprises étrangères à stocker les données des utilisateurs russes sur des serveurs en Russie [12]. En contrepartie, la majorité des cas de délinquance numérique qui font l’objet de poursuites ont été commis sur VKontakte (version russe de Facebook), qui est obligé par la loi de partager des informations privées avec les forces de l’ordre. La persécution et la punition des « crimes » numériques sont donc en partie rendues possibles grâce à la coopération entre les propriétaires des infrastructures hébergeants les sites Internet [13], tels que les fournisseurs d’hébergement ou d’autres grandes entreprises informatiques et le gouvernement russe.
D’autres condamnations comprenaient des « memes » à contenu politique s’opposant à l’annexion de la Crimée, ou proclamant l’indépendance de certains sujets de la fédération russe [14]. Ces contrôles peuvent impliquer des pressions et des réglementations légales et normatives conçues pour faire régner un environnement d’autocensure [15]. Parmi les mécanismes légaux les plus utilisés, on retrouve par exemple l’obligation pour les sites Internet de s’enregistrer auprès des autorités (sans quoi le site internet sera supprimé ou filtré), le recours aux lois sur la diffamation afin de dissuader les blogueurs et les médias indépendants de publier du contenu critiquant le gouvernement ou ses représentants (et ce même de manière humoristique), et l’évocation des problèmes de sécurité nationale, en particulier en période de désobéissance civique [16].
Malgré des sanctions sévères, la résilience est de mise
Malgré des sanctions sévères, l’activisme persiste en Russie. Le développement des réseaux sociaux a changé la manière dont les internautes abordent et résoudent les problèmes sociaux, culturels et politiques [17]. Ainsi, les formes culturelles d’activisme numérique, telles que les « memes », prospèrent et sont des formes efficaces de délibération politique. L’utilisation de contenu culturel en ligne prend tout son sens dans les pays où la protestation est illégale, et où les délibérations politiques sont limitées dans les médias contrôlés par le gouvernement. Les commentaires politiques humoristiques peuvent cependant être tolérés en ligne, dans la mesure où cette tolérance permet d’éviter la mobilisation [18]. Lorsque l’activisme sur les réseaux sociaux donne tout de même lieu à des rassemblements, il est intéressant de remarquer que les « memes » politiques sont retrouvés sur les pancartes des protestants. Cela souligne le lien entre la consommation ou création de contenu de nature activiste en ligne et l’action dans la vie réelle. Alexey Navalny, un avocat russe et un un activiste politique anti-corruption, a fait la promotion de l’utilisation des « memes » sur ses blogs, les emploie dans ses campagnes politiques, y compris sur des affiches et des tracts. Ses efforts figurent parmi les rares exemples de la fluidité des « memes » entre les espaces numériques et rééls [19]. La particularité de l’activisme en ligne en Russie réside dans la dynamique entre le gouvernement et les opposants politiques. C’est une sorte de jeu du chat et de la souris entre les militants et le Kremlin qui prend place sur les réseaux sociaux. Dans ce jeu, le Kremlin a réussi à recréer une atmosphère de peur où toute expression anti-gouvernementale en ligne est risquée et peut être sévèrement réprimandée [20].
À défaut de dompter l’internet, le Kremlin limite les risques
La cybersécurité est une affaire concernant tous les pays du monde. Dans le cas de la Russie, les questions de cybersécurité abordées par le Kremlin — plus spécifiquement par le Roskomnadzor — reflètent le caractère autoritaire de l’État, qui est principalement concerné par la question de survie du régime. L’internet est un espace global, un réseau de réseaux connectés, et, comme il l’a été mentionné en introduction, il paraît irréaliste de penser qu’un gouvernement soit en mesure de le contrôler. Les politiques adoptées par le Kremlin en matière de numérique sont peut-être le reflet d’une tentative de « limiter les dégâts », ou, du moins, de limiter les possibilités de rassemblements en vue de s’opposer au Kremlin. Cependant, il est important de noter que le Kremlin ne laisse passer aucune occasion de tenter d’asseoir sa souveraineté dans l’espace numérique. À la suite des dénonciations d’Edward Snowden quant à l’étendue de la surveillance de masse exercée par la NSA aux États-Unis, Snowden a trouvé un asile politique temporaire en Russie. Une action plutôt paradoxale si l’on se réfère aux mesures prises par le Kremlin pour le traitement de ses propres opposants politiques. La Russie était en fait l’un des très rares pays à ne pas avoir d’accord d’extradition avec les États-Unis, permettant d’accorder l’asile à Snowden [21]. En hébergeant Snowden, Moscou a pu obtenir une position de choix pour renégocier la gouvernance mondiale de l’Internet.
Bibliographie
[0] Guriev, S., & Treisman, D. (2015). How modern dictators survive: An informational theory of the new authoritarianism (No. w21136). National Bureau of Economic Research. [1] Lewandowsky, S., Ecker, U. K., Seifert, C. M., Schwarz, N., & Cook, J. (2012). Misinformation and its correction: Continued influence and successful debiasing. Psychological science in the public interest, 13(3), 106–131. [2] Claypool, H. M., Mackie, D. M., Garcia-Marques, T., Mcintosh, A., & Udall, A. (2004). The effects of personal relevance and repetition on persuasive processing. Social Cognition, 22(3), 310–335. [3] Garcia-Marques, T., & Mackie, D. M. (2001). The feeling of familiarity as a regulator of persuasive processing. Social Cognition, 19(1), 9–34. [4] Gaufman, E. (2021). Cybercrime and Punishment: Security, Information War, and the Future of Runet. In The Palgrave Handbook of Digital Russia Studies (pp. 115–134). Palgrave Macmillan, Cham. [5] Guriev, S., & Treisman, D. (2015). How modern dictators survive: An informational theory of the new authoritarianism (No. w21136). National Bureau of Economic Research. [6] Reston, L. (2017). How Russia Weaponizes Fake News. [7] Guriev, S., & Treisman, D. (2015). Op. Cit. [8] Kuryachaya, M. M. (2016). E-Democracy in modern Russia: the establishment, development and prospects. Kutafin University Law Review, 3(1), 93–106. [9] Gaufman, E. (2021). Op. Cit. [10] Gaufman, E. (2021). Op. Cit. [11] Gaufman, E. (2021). Op. Cit. [12] Burgess, Matt. 2019. Russia Takes Aim at Facebook and Twitter in a Bid for Online Control. WIRED [13] Sivetc, L. (2019). State regulation of online speech in Russia: the role of internet infrastructure owners. International Journal of Law and Information Technology, 27(1), 28–49. [14] Gaufman, E. (2021). Op. Cit. [15] Deibert, R. J., & Rohozinsk, R. (2010). Control and subversion in Russian cyberspace. [16] Deibert, R. J., & Rohozinsk, R. (2010). Op. Cit. [17] Lonkila, M., Shpakovskaya, L., & Torchinsky, P. (2021). Digital Activism in Russia: The Evolution and Forms of Online Participation in an Authoritarian State. In The Palgrave Handbook of Digital Russia Studies (pp. 135–153). Palgrave Macmillan, Cham. [18] Karatzogianni, A., Miazhevich, G., & Denisova, A. (2017). A comparative cyberconflict analysis of digital activism across post-Soviet countries. Comparative Sociology, 16(1), 102–126. [19] Karatzogianni, A., Miazhevich, G., & Denisova, A. (2017). Op. Cit. [20] Lonkila, Markku, Larisa Shpakovskaya, and Philip Torchinsky. 2020. The Occupation of Runet? The Tightening State Regulation of the Russian-Language Section of the Internet. In Freedom of Expression in Russia’s New Mediasphere, ed. Marielle Wijermars and Katja Lehtisaari, 17–38. Routledge. [21] Lonkila, Markku, Larisa Shpakovskaya, and Philip Torchinsky. 2020. Op. Cit.
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