Par Louis-Joseph Drapeau, Candidat à la maîtrise sur mesure en études autochtones — Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue
Malgré l’accaparement de l’espace médiatique par l’actuelle pandémie et l’amnésie collective qui en découle, plusieurs revendications de peuples autochtones, d’est en ouest du Canada, ont défrayé les manchettes dans la dernière année. Ces revendications sont fondées sur des piliers communs : la reconnaissance et le respect des droits ancestraux des peuples autochtones ainsi que la gestion du territoire et des ressources. En témoignent, entre autres, la complexité des revendications territoriales de la nation wet’suwet’en, en Colombie-Britannique, réduit à une « crise ferroviaire », le moratoire sur la chasse à l’orignal demandé par les communautés anichinabées occupant le territoire de la Réserve faunique La Vérendrye, en Abitibi-Témiscamingue, et les récents conflits entre les pêcheurs mi’kmaq et allochtones en Nouvelle-Écosse. Plus proche de nous, c’est la mort de l’Atikamekw Joyce Echaquan qui a ravivé les débats quant à la portée du racisme au Québec et à travers le pays.
Les tensions résultant des affirmations politiques, culturelles et identitaires des Wet’suwet’en, Anichinabés, Mi’kmaq et Atikamekw sont le fruit d’une incompréhension et d’un mépris, opérationnalisés à travers le racisme systémique gangrenant nos institutions et nos sociétés. Les préjugés qu’entretiennent les Québécois.e.s et les Canadien.ne.s envers les peuples autochtones sont alimentés par une méconnaissance des enjeux et réalités autochtones.
Comme le rapportait un sondage Léger paru au mois d’août dernier et récupéré par le récent Plan d’Action de l’Association des Premières Nations du Québec et du Labrador sur le Racisme et la Discrimination, 58% des Québécois interrogés n’ont « que peu ou pas de connaissances des enjeux et réalités des Premières Nations au Québec ». Certains signes sont toutefois encourageants : le même sondage Léger révélait que 92% de l’échantillon pense que les Premières Nations font l’objet de racisme ou de discrimination au Québec [1]. Dans la foulée de ces récentes luttes, plusieurs chroniqueuses et chroniqueurs autochtones ont évoqué le support sans précédent des allié.e.s allochtones. Si les écueils collectifs que nous portons mettent à mal le processus de réconciliation à plus petite échelle, force est de constater que les prises de conscience émergent et que nos rapports sont reconsidérés.
La volonté populaire et les efforts municipaux [2] vers la réconciliation mettent d’autant plus en lumière l’immobilisme des gouvernements. Si l’on veut adresser ce problème de fond, l’heure est surtout à mettre en œuvre les recommandations des nombreux rapports des dernières années [3]. Cela implique de tenir responsable nos élus de l’inaction dont ils sont coupables et de les presser à agir.
Dans ce contexte de résurgences qui transforment les rapports entre l’État canadien, la société et les peuples autochtones, le Réseau québécois d’études post-soviétiques s’est intéressé à la situation des peuples autochtones en Russie. Dire que les enjeux et réalités des peuples autochtones en Russie sont peu médiatisés serait un euphémisme. Hors du cadre académique, l’information sur le sujet en français et en anglais, à tout le moins, est anémique. Qui sont-ils? Quelle a été leur expérience avec l’État soviétique? Quelle est leur expérience avec l’État russe? Quelles sont leurs revendications? Premier d’une série, cet article traitera d’abord du statut légal, de l’occupation du territoire et de la coopération transnationale des peuples autochtones en Russie, pour ensuite examiner la législation les concernant.
La Russie, une histoire de diversité ethnique
Selon le dernier recensement de 2010, 80% de la population en Russie est composée de Russes ethniques d’origine slave. L’autre 20%, l’équivalent d’environ 26 millions d’habitants, représente une mosaïque de plus de 100 ethnies différentes. Cette diversité s’illustre notamment par la présence des minorités des républiques ethniques (Tatarstan, Tchétchénie, Komis, etc.). Par exemple, en république de Sakha (Iakoutie), à l’est de l’Oural, on compte plus d’une douzaine de minorités ethniques; les Russes ethniques composent moins de 40% de la population [4]. Les bouleversements du 20e siècle ont également provoqué leur lot de migrations européennes — en témoignent l’arrivée d’importantes minorités allemandes et juives dans la première moitié du 20e siècle — tandis qu’à l’aube de la dissolution de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), l’émigration arménienne, azérie et géorgienne dévoilait les changements qu’apportait cette transition pour les populations des États satellitaires [5]. La multiethnicité que l’on retrouve en Russie est le reflet de son histoire, marquée par l’expansion territoriale de l’Empire russe, la colonisation des territoires à l’est et les flux migratoires — volontaires ou forcés [6]. Les régions du Nord de la Russie, berceau de plusieurs peuples autochtones, ont particulièrement été touchées par l’entreprise coloniale du pouvoir soviétique qui voyait le potentiel d’exploitation du territoire et des ressources. À ces fins, une migration domestique massive de travailleurs vers des régions isolées bouleversa les équilibres démographiques et altéra les modes de vie des populations autochtones [7].
Les peuples autochtones en Russie
De l’importance du statut légal
Si la Constitution russe de 1993 a créé un précédent en reconnaissant constitutionnellement les peuples autochtones [8], force est d’admettre qu’elle est on ne peut plus floue à ce sujet : « La Fédération de Russie garantit les droits des peuples autochtones peu nombreux, conformément aux principes et normes universellement reconnus du droit international et aux traités internationaux de la Fédération de Russie. » (article 69). À défaut d’avoir ratifié les deux principaux instruments juridiques internationaux relatifs aux droits des peuples autochtones — la Convention no 169 de l’Organisation mondiale du travail (ILO 169), adoptée en 1989 et la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, adoptée en 2007 [9] — la loi domestique reconnaît un statut particulier aux peuples autochtones. Il aura toutefois fallu attendre jusqu’en 1999 pour que la loi Sur les garanties des “petits peuples” autochtones de la Fédération de Russie entérine le statut des peuples autochtones en déterminant quatre critères d’inclusion. Ainsi, pour avoir le statut d’autochtone en Russie, un peuple doit continuer d’habiter sur le territoire ancestral, maintenir un mode de vie traditionnel à travers la pratique de ses activités, se considérer comme une communauté ethnique distincte et être composé d’au plus 50 000 personnes [10]. Dans les documents officiels, en Russie post-soviétique, la connotation péjorative de « petits peuples » tend à être délaissée au profit de la formulation « peuples autochtones minoritaires » [11]. Néanmoins, sur la base de ce critère numérique, la dénomination de « petit peuples autochtones du Nord, de Sibérie et d’Extrême-Orient » (korennye malochislennye narody Severa) a longtemps été utilisée comme distinction légale en regard des autres « peuples autochtones » (korennye) occupant le territoire russe, notamment les peuples des républiques ethniques [12]. Aux fins de cet article, nous référerons donc à « peuples autochtones ».
La loi de 1999 recèle d’importants écueils impliquant les quatre critères. Premièrement, plusieurs peuples occupant le territoire sont sujets à la définition de « peuple autochtone » énoncée dans le droit international [13] et selon la conception nord-américaine d’occupation du territoire antérieure à la colonisation [14]. Les Komis, les Caréliens et les Iakoutes de la République de Sakha (Iakoutie), par exemple, revendiquent le statut de « petit peuple autochtone » sur cette base mais leur population excède largement le seuil péremptoire de 50 000 [15]. Deuxièmement, propulsé par le critère d’auto-identification, le nombre de peuples autochtones reconnus a augmenté depuis 1999. À l’échelle individuelle, l’auto-identification peut toutefois s’avérer plus complexe dépendamment de l’interprétation qu’en font les cours de justice. En effet, même s’il n’émane pas de la loi la nécessité d’un lien généalogique ou biologique à un groupe, certaines décisions rendues par des juges ont tendu vers cette interprétation étroite et discriminatoire [16]. Enfin, le lien nécessairement intrinsèque entre autochtones, territoire et mode de vie traditionnel, a la fâcheuse tendance d’homogénéiser les cultures autochtones et de figer dans le temps leurs enjeux et réalités. Ainsi, la définition proposée tend à générer des tensions inter-groupes entre les autochtones préservant un mode de vie traditionnel et les autochtones habitant en milieu urbain [17]. Alors que l’urbanisation des peuples autochtones s’accroît — dans l’oblast de Magadan, en Extrême-Orient russe, la population autochtone urbaine est passé de 33% en 1979 à 69% en 2010 — l’esprit et l’intention de la loi implique donc que les autochtones qui ont quitté leur territoire ancestral sont dépouillés de leurs droits d’autochtones [18].
Bref, les critères de la loi sont ancrés dans des conceptions fixes, sauvegardant — en théorie — les modes de vie traditionnels au détriment de la reconnaissance et de la protection des identités autochtones plurielles et contemporaines [19]. Bien que de nombreuses voix aient appelé à une définition plus claire et moins fermée du statut autochtone en Russie, l’absence d’engagement à l’international et les incohérences de la loi domestique demeure le cadre au sein duquel s’articulent les rapports entre l’État et les autochtones.
Occupation du territoire et portrait sociodémographique
Après plusieurs réformes depuis la dissolution de l’URSS, la Fédération de Russie est aujourd’hui divisée en 85 sujets fédéraux, regroupés en six catégories : 46 oblasts, 22 républiques, 9 kraïs, 4 districts autonomes, trois villes d’importance fédérale et un oblast autonome [20]. Les 46 peuples autochtones officiellement reconnus occupent 28 de ces divisions territoriales, de la péninsule de Kola, dans l’oblast de Mourmansk, jusqu’au district autonome de Tchoukotka en Extrême-Orient russe [21]. Bien qu’une partie de ces peuples habite le Nord du Caucase et le Sud de la Sibérie [22], la majorité des peuples autochtones se concentre dans le Nord, la Sibérie et l’Extrême-Orient, définit comme la zone arctique du pays. Un décret présidentiel de 2014 délimite cette zone englobant huit sujets : les oblasts de Mourmansk et d’Arkhangelsk, les républiques de Komis et de Iakoutie, le kraï de Krasnoïarsk et les trois districts autonomes de Nénétsie, Iamalie et Tchoukotka [23].
Il est difficile de déterminer avec exactitude le nombre d’autochtones en Russie. Lors du dernier recensement de 2010, près de 6 millions de Russes n’ont pas dévoilé leur identité. Certaines hypothèses avancent qu’il est possible que des autochtones aient refusé de s’auto-identifier en raison des obstacles évoqués [24]. Somme toute, le consensus parmi les récents écrits fait état d’une population autochtone estimée à 250 000, l’équivalent de 0,3% de la population russe [25]. Une importante variance existe entre les peuples; les Mansis ne comptent qu’une centaine de personnes tandis que les Nénètses s’élève à près de 42 000. Dans la région arctique, 82 500 autochtones vivent sur le territoire, équivalent à 3,27% de la population arctique [26]. Les Nénètses, s’étendant de l’oblast Arkhangelsk — dont fait partie le district autonome de Nénétsie — jusqu’au kraï de Krasnoïarsk, composent 50% de la population autochtone de l’Arctique. Du nombre, on retrouve également les Sami, dont 90% peuplent l’oblast de Mourmansk [27], les Tchouktches — peuplant le district autonome éponyme –, les Khantys et les Evens, pour ne nommer que les peuples numériquement plus importants [28]. La question de la santé démographique des peuples autochtones divise. Alors que le recensement de 2002 indiquait des taux de natalité faibles couplés à des taux de mortalité élevés — présageant une « crise » démographique [29] — , des avis récents observent plutôt une stabilité dans la dynamique des populations, voire une augmentation chez les plus grands groupes comme les Nénètses et les Tchouktches [30]. Distribution géographique des peuples autochtones du Nord, de Sibérie et d’Extrême-Orient en Russie. Source: Osherenko, Gail. 2001. “Indigenous Rights in Russia: Is Title to Land Essential for Cultural Survival?” Georgetown International Environmental Law Review 13(3): 699.Si l’hécatombe démographique annoncée ne s’est pas produite, les changements de modes de vie induits par les vagues de colonisation, l’industrialisation et l’urbanisation ont tout de même eu d’importants effets sur la condition des langues autochtones. En effet, le recensement de 2010 relevait que seulement 37% des autochtones de l’Arctique maîtrisaient la langue de leur peuple, tandis que 96% indiquaient maîtriser le russe [31]. Les enjeux occasionnés par les changements de modes de vie et les conséquences sur les cultures autochtones seront davantage abordés dans un prochain article.
Les associations autochtones et la coopération transnationale
Après plusieurs échecs politiques et malgré les pressions des peuples autochtones, la Russie n’a jamais ratifié la Convention no 169 de l’Organisation mondiale du travail. Sans doute l’instrument juridique international le plus englobant concernant la protection des droits des peuple autochtones, il s’agit de la seule déclaration légalement contraignante pour les États signataires en la matière [32]. La Russie n’a également pas ratifié la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, adoptée en 2007, s’étant abstenue d’appuyer la déclaration à l’époque [33]. Bien que certains États non-signataires s’efforcent d’appliquer les principes de ces déclarations, la Russie ne semble pas aller dans cette direction, invoquant l’incompatibilité des dispositions avec le droit russe en ce qui a trait aux droits territoriaux [34].
En l’absence d’engagements internationaux de la part de la Russie, la mobilisation de la société civile, notamment les organisations non-gouvernementales (ONG), devient centrale. Le vaste territoire qu’occupent les peuples autochtones nécessite de surcroît une coordination politique à l’échelle nationale. C’est le rôle que joue l’Association russe des peuples autochtones du Nord (Russian Association of Indigenous peoples of the North; RAIPON). Créée en 1990, RAIPON œuvre à la défense des droits et des intérêts des peuples autochtones du Nord de la Russie dans les domaines de l’éducation, la culture et la protection de l’environnement [35]. L’organisation représente également les peuples autochtones au sein de l’Instance permanente des Nations unies sur les questions autochtones, permettant de désenclaver les enjeux et réalités des peuples autochtones de l’Arctique russe. Dans le contexte de répression envers les acteurs de la société civile depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, l’implication internationale de RAIPON et son activisme contre les projets d’extraction ont mené à la suspension de ses activités en 2012 [36]. C’est entre autres sur la base de la loi de 2012 sur les « agents étrangers » — imposant aux ONG bénéficiant d’un financement étranger une reddition de comptes financière stricte — que le ministère de la justice avait évoqué des « irrégularités » concernant les activités et le statut de RAIPON [37]. Si la suspension des activités de RAIPON a été renversée en 2013, l’évènement illustre bien les entraves à la collaboration entre l’État et les peuples autochtones en Russie et le mutisme dont les organisations autochtones sont victimes.
Enfin, les frontières établies par les États coloniaux ont certes compliqué les relations entre les peuples autochtones dont l’occupation du territoire est transnationale. C’est le cas des Samis, dont la population est partagée entre la Norvège, la Suède, la Finlande et la Russie. Des quatre groupes, les Samis en Russie sont les seuls qui ne bénéficient pas d’un « Parlement Sami », une institution où sont représentés les intérêts des Samis. À défaut de jouir d’une représentation politique similaire à celle de leurs voisins scandinaves et finnois, les deux organisations régionales samies en Russie — l’Association Sami de Kola et l’Organisation non-gouvernementale des Samis de la région de Mourmansk — sont membres du Conseil Sami, principale organisation transnationale samie représentée au Conseil de l’Arctique [38]. À l’échelle de la région, l’activité du Conseil circumpolaire Inuit s’est aussi révélée essentielle pour les peuples de l’Arctique russe. Isolés aux confins de l’Orient russe, les Tchouktches ont bénéficié de cette coopération transnationale au moment de la transition de régime, en développant des collaborations avec les Inuit de l’Alaska, du Canada et du Groenland [39].
La législation encadrant les droits des peuples autochtones en Russie
Contexte historique
La législation encadrant les droits des peuples autochtones, promulguée au tournant du 21e siècle, s’inscrit plus largement dans l’expérience autochtone avec les différents pouvoirs au cours du 20e siècle. L’époque soviétique, bien que marquée par différentes attitudes et politiques envers les peuples autochtones, a particulièrement accéléré la sédentarisation de plusieurs peuples nomades. La politique soviétique de collectivisation des terres a dépossédé les autochtones de leurs territoires traditionnels au profit de l’industrialisation opérée par l’État central, érodant la pratique d’activités traditionnelles telles que la chasse, la pêche et l’élevage de rennes [40]. Au milieu des années 1980, les politiques libérales de la glasnost et la perestroïka ont alimenté les revendications des minorités ethniques et des peuples autochtones. L’idée de restitution des terres et de reprise du contrôle des peuples autochtones de leurs territoires ancestraux — actuellement incarné par le mouvement « land back » — s’est ancrée dans cette ouverture nationale ainsi que dans le contexte de mobilisation de groupes autochtones à l’international [41].
L’absence de reconnaissance par les autorités russes de la colonisation des territoires autochtones et des structures d’assimilation mises en place empêche toutefois d’engager un dialogue permettant d’adresser les injustices historiques et celles que subissent encore les peuples autochtones [42]. En parallèle aux espoirs de la transition, cet aveuglement est aussi celui sur lequel s’est construit le cadre législatif des droits des peuples autochtones.
Partage des compétences
En Fédération de Russie, la Constitution est le document légal qui sert de fondement aux autres lois; les lois promulguées à travers la fédération ne doivent pas contredire ses dispositions [43]. Les lois fédérales, promulguées par le gouvernement central, ont préséance sur les lois régionales adoptées par les sujets. Ainsi, les lois proposées par les sujets doivent s’arrimer avec celles du fédéral [44]. La Constitution détermine le partage des compétences entre le gouvernement fédéral et les gouvernements régionaux [45]. À cet égard, la protection des droits des minorités nationales et du « milieu de vie traditionnel des communautés ethniques peu nombreuses », référant implicitement aux peuples autochtones, est de compétence partagée [46].
Par ailleurs, aucun ministère en Russie n’agit comme courroie de transmission entre l’État et les peuples autochtones. La seule instance fédérale concernant les peuples autochtones, le Comité sur les problèmes du Nord et des peuples autochtones, a été dissous en 2011 [47]. Pendant des années, le département des affaires interethniques sous le ministère du développement régional en assumait la responsabilité [48]. Ce ministère a également été dissous en 2014 et les affaires autochtones sont tombées sous la responsabilité du ministère de la culture. Il s’agissait du onzième changement dans le rattachement administratif des peuples autochtones depuis 1993 [49]. Il est évident que cette instabilité diminue les efforts de coordination et de collaboration entre l’État et les peuples autochtones — qui s’avèrent plus que nécessaires considérant l’immensité du territoire russe — en plus d’induire des fondations légales fragiles.
Les trois lois fédérales : promesses et écueils
Les droits des peuples autochtones en Russie sont encadrés par trois lois fédérales qui structurent les relations avec le gouvernement central et les sujets. Il a été question précédemment de la loi sur les garanties de 1999 qui définissait le statut d’autochtone. Cette loi garantit aussi plusieurs droits collectifs et individuels, notamment l’accès au territoire et à l’usage des ressources renouvelables, à l’autonomie gouvernemental et à la possibilité pour les peuples autochtones de dispenser une éducation en phase avec leurs traditions et leurs cultures [50].
Deux autres lois « cadre » déterminent les droits territoriaux et l’organisation politique des peuples autochtones. En 2000 a été promulguée la loi Sur les principes généraux d’organisation des communautés des peuples autochtones minoritaires du Nord, de Sibérie et d’Extrême‑Orient de la Fédération de Russie [51]. Cette loi impliquait principalement la création d’organisations territoriales autogérées, les communes claniques (obshchinas), formées par des familles ou des membres de peuples autochtones habitant le même territoire désirant assurer la pérennité de leurs activités traditionnelles [52]. Les obshchinas peuvent être conçus comme des « safe-space » de revitalisation culturelle et d’autodétermination locale. La loi de 2001 Sur les territoires d’exploitation traditionnelle des ressources naturelles des peuples autochtones minoritaires du Nord, de Sibérie et d’Extrême-Orient de la Fédération de Russie (territorii traditsionnogo prirodopol’zovaniya (TTP)) [53] implique la création de TTP. Les deux formes d’organisation sont issues d’une logique similaire : la protection de l’environnement et des modes de vie traditionnels des peuples autochtones, renforçant le stéréotype de l’ « autochtone protecteur du territoire » et de l’identité unique [54]. Contrairement aux obshchinas qui sont formés par les gens habitant le territoire, les TTP ne peuvent être créés que par les autorités régionales — leur donnant force légale — et couvrent un territoire beaucoup plus vaste [55]. Il est crucial de comprendre que ces modes d’organisation territoriale n’impliquent pas un transfert de propriété. En effet, l’héritage de la collectivisation des terres a continué d’alimenter l’ambiguïté et la division autour de la notion de propriété en Russie [56].
Ces trois lois mettent en évidence un formidable paradoxe. Alors qu’en théorie elles offrent aux peuples autochtones des droits substantiels, la pratique nous démontre exactement le contraire [57]. Qu’en est-il exactement? Les experts sont d’avis que le principal problème réside dans la mise en œuvre des trois lois fédérales, un enjeu qui perdure 20 ans après leur adoption [58]. L’exemple le plus marquant est sans doute celui des TTP. À ce jour, aucun TTP n’a été créé par la loi fédérale en Russie; l’ensemble des requêtes auraient été refusées par les autorités fédérales et invalidées par les cours de justice. Les récents échecs concernant la mise en œuvre et le financement de la Conception sur le développement durable des peuples autochtones du Nord, de la Sibérie et de l’Extrême-Orient — nouveau cadre légal adopté en 2009 visant à adresser les défis socioéconomiques des peuples autochtones jusqu’en 2025 — , attestent du caractère systémique du problème [59]. Le juriste Vladimir A. Kryazhkov évoque une « parodie des intentions juridiques » pour caractériser cet immobilisme légal et politique [60]. La mise en œuvre déficiente des lois n’est pas l’unique entrave à l’actualisation des droits et de l’autodétermination interne [61] des peuples autochtones en Russie. En effet, le principe de consentement préalable, libre et éclairé et les processus d’évaluations environnementales en amont des projets de développement — deux pratiques institutionnalisés au Canada, même si elles s’avèrent souvent défaillantes et largement critiquées — sont généralement ignorés par les autorités russes et les industries [62]. En terminant, depuis les lois fédérales du début des années 2000, c’est non seulement à une « stagnation légale » à laquelle on assiste mais également à un recul considérable des droits des peuples autochtones en Russie [63]. Le retrait de plusieurs dispositions des trois lois fédérales — notamment concernant l’autonomie gouvernementale locale — et les récentes fusions diluant les districts autonomes dans de plus grands ensembles [64], envisagent un avenir incertain pour les droits des peuples autochtones en Russie [65].
Le prochain article de cette série se penchera sur l’exploitation des ressources et ses implications pour la conservation du territoire et la préservation des modes de vie autochtones. Étudiés à travers le prisme des trois lois fédérales et des autres lois concernant les peuples autochtones, ces enjeux permettront de contextualiser les échecs des lois russes, d’en identifier les causes et d’envisager les alternatives en matière de revendications territoriales et de gouvernance autochtone en Russie.
Bibliographie
[1] Plan d’action de l’APQNL sur le racisme et la discrimination — s’engager avec les Premières Nations contre le racisme et la discrimination (2020), p. 5 : https://apnql.com/fr/wp-content/uploads/2020/09/PLAN-ACTION-RACISME-ET-DISCRIMINATION_VF.pdf. [2] Le 4 novembre dernier, la Ville de Montréal inaugurait sa stratégie de réconciliation 2020–2025 proposant 125 engagements : https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/1746736/reconciliation-autochtone-recommandations-commission-montreal. Également, alors que les gouvernements peinent à reconnaître et mettre en œuvre la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, des villes ont initié le processus à plus petite échelle. La ville de Val d’Or en est un exemple : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1040683/ville-val-dor-adoption-declaration-onu-droits-peuples-autochtones. [3] Plusieurs commissions et enquêtes concernant les relations entre l’État et les peuples autochtones ont marqué le paysage politique au cours des dernières années. Trois sont particulièrement importantes : la Commission de vérité et réconciliation (2008–2015), l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (2016–2019) et la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec, mieux connue sous le nom de Commission Viens (2017–2019) (voir l’article du Devoir « Trois Commissions, trois mandats » du 4 juin 2019 : https://www.ledevoir.com/politique/canada/555914/trois-commissions-d-enquete). [4] Tumusova, Tuyaara. 2019. “L’identité Juridique Des Peuples Autochtones de Iakoutie et Le Droit Russe.” Droit et cultures 77(1): 169–85. [5] Bessudnov, Alexey et Andrey Shcherbak. 2020. “Ethnic Discrimination in Multi-Ethnic Societies: Evidence from Russia.” European Sociological Review 36(1): 104–20. [6] Ibid. [7] Wilson, Gary N. et Jeffrey J. Kormos. 2015. “At the Margins: Political Change and Indigenous Self-Determination in Post-Soviet Chukotka.” Arctic Yearbook 2015 — Arctic Governance and Governing: 1–17. [8] Kryazhkov, V. A. et R. S. Garipov. 2020. “ILO 169 Convention as a Vector for the Aboriginal Legislation Development in Russia.” The International Journal of Human Rights: 1–25. [9] Voir la section plus bas « Les associations autochtones et la coopération transnationale des peuples autochtones en Russie ». [10] Loi fédérale de 1999 Sur les garanties “petits peuples” autochtones de la Fédération de Russie, no 18, cl. 2208. [11] Tumusova (2019), op. cit. [12] Fondahl, Gail et Greg Poelzer. 2003. “Aboriginal Land Rights in Russia at the Beginning of the Twenty-First Century.” Polar Record 39(209): 111–22. [13] Organisation internationale du travail (ILO), Convention relative aux peuples indigènes et tribaux, 1989 (N° 169), 27 June 1989. [14] Hodgson, Kara K. et Mario Giagnorio. 2020. “Indigenous voices and security in the Russian North”, New Eastern Europe : https://neweasterneurope.eu/2020/05/19/indigenous-voices-and-security-in-the-russian-north/. [15] Laruelle, Marlene. 2019. “Indigenous Peoples, Urbanization Processes, and Interactions with Extraction Firms in Russia’s Arctic.” Sibirica 18(3): 1–8. [16] Tumusova (2019), op. cit. [17] Fondahl et Poelzer (2003), op. cit. [18] Laruelle (2019), op. cit. [19] Ceci dit, nous concevons qu’un nombre important d’identités et de cultures autochtones sont fondées sur un lien inhérent avec l’environnement et le territoire. Les propos présentés ne visent pas à réduire l’importance du territoire pour les autochtones, bien au contraire. Il s’agit plutôt de mettre l’accent sur le manque de sensibilité de la loi russe à l’égard des diverses réalités autochtones. [20] Tumusova (2019), op. cit. [21] Le nombre de peuples autochtones reconnus diverge en fonction des auteurs. Parmi les récents écrits, Garipov (2020) évoque 47 peuples autochtones, Laruelle (2019) parle de 45 peuples et Tomaselli et Koch (2014) de 46 peuples. Nous retenons ce dernier nombre puisque les autrices offrent davantage de détails à jour concernant les politiques fédérales de reconnaissance. [22] Laruelle (2019), op. cit. [23] Tishkov, V. A., N. I. Novikova et E. A. Pivneva. 2015. “Indigenous Peoples of the Russian Arctic.” Herald of the Russian Academy of Sciences 85(3): 278–86. [24] Tomaselli, Alexandra et Anna Koch. 2014. “Implementation of Indigenous Rights in Russia: Shortcomings and Recent Developments.” The International Indigenous Policy Journal 5(4): 1–21. [25] Garipov, Ruslan. 2020. “Indigenous Peoples’ Rights in Russian North : Main Challenges and Prospects for Future Development.” Human Rights Brief 23(1): 32–37. [26] Tishkov et al. (2015), op. cit. [27] Kryazhkov, Vladimir. 2017. “Les Statuts Constitutionnels Des Peuples Finno‑ougriens Dans La Fédération de Russie.” Études Finno-Ougriennes (48): 1–18. [28] Tishkov et al. (2015), op. cit. [29] Petrov, Andrey N. 2008. “Lost Generations? Indigenous Population of the Russian North in the Post-Soviet Era.” Canadian Studies in Population 35(2): 269–90; Bogoyavlenskiy, Dmitriy. 2011. “Russia’s Indigenous Peoples of the North: A Demographic Portrait at the Beginning of the Twenty-First Century.” Sibirica 9(3): 91–114. [30] Tishkov et al. (2015), op. cit. [31] Ibid. [32] Kryazhkov et Garipov (2020), op. cit. [33] Tomaselli et Koch (2014), op. cit. [34] Garipov (2020), op. cit. [35] Chichlo, Boris. 2008. “Les Peuples Autochtones Du Grand Nord: Entretien Avec Boris Chichlo.” Courrier des Pays de l’Est 2(1066): 20–34. [36] Tomaselli et Koch (2014), op. cit. [37] Wilson et Kormos (2015, 11), op. cit. [38] Berg-Nordlie, Mikkel. 2011. “Striving to Unite. The Russian Sámi and the Nordic Sámi Parliament Model.” Arctic Review on Law and Politics 2(1): 52–76. [39] Wilson et Kormos (2015), op. cit. [40] Fondahl et Poelzer (2003), op. cit. [41] Fondahl, Gail, Olga Lazebnik, Greg Poelzer et Vasily Robbek. 2001. “Native ‘Land Claims’, Russian Style.” Canadian Association of Geographers 45(4): 545–61. [42] Garipov (2020), op. cit; Hodgson et Giagnorio (2020), op. cit. [43] Fondahl et Poelzer (2001), op. cit. [44] Kryazhkov (2017), op. cit. [45] Constitution de la Fédération de Russie (1993), article 72. [46] Kryazhkov, Vladimir A. 2013. “Development of Russian Legislation on Northern Indigenous Peoples.” Arctic Review on Law and Politics 4(2): 140–55; Constitution de la Fédération de Russie (1993), art. 71(c); Constitution de la Fédération de Russie (1993), art. 72(l). [47] Tomaselli et Koch (2014), op. cit. [48] Kryazhkov (2013), op. cit. [49] Kryazhkov (2017), op. cit. [50] Tomaselli et Koch (2014), op, cit. [51] Loi fédérale de 2000 Sur les principes généraux d’organisation des communautés des peuples autochtones minoritaires du Nord, de Sibérie et d’Extrême‑Orient de la Fédération de Russie, no 2000. cl. 3122. [52] Osherenko, Gail. 2001. “Indigenous Rights in Russia: Is Title to Land Essential for Cultural Survival?” Georgetown International Environmental Law Review 13(3): 695–734. [53] Loi fédérale de 2001 Sur les territoires d’exploitation traditionnelle des ressources naturelles des peuples autochtones minoritaires du Nord, de Sibérie et d’Extrême-Orient de la Fédération de Russie, no 20, cl. 1972. [54] Fondahl et Poelzer (2001), op. cit. [55] Osherenko (2001), op. cit. [56] Fondahl et al. (2001), op. cit. [57] Garipov (2020), op. cit. [58] Xanthaki, Alexandra. 2004. “Indigenous Rights in the Russian Federation: The Case of Numerically Small Peoples of the Russian North, Siberia, and Far East.” Human Rights Quarterly 26(1): 74–105; Kyrazhkov (2013), op. cit; Tomaselli et Koch (2014), op. cit; Garipov (2020), op. cit. [59] Tomaselli et Koch (2014), op. cit; Concept Paper on the Sustainable Development of Indigenous Peoples of the North, Siberia, and the Far East of the Russian Federation. (2009). Federal Law №132-p. [60] Kryazhkov (2017, 10), op. cit. [61] Voir les articles 3, 4 et 5 de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones à ce sujet : https://www.un.org/development/desa/indigenouspeoples/wp-content/uploads/sites/19/2018/11/UNDRIP_F_web.pdf [62] Xanthaki (2004), op. cit; Kryahkov (2013), op. cit; Garipov (2020), op. cit. [63] Kyrazhkov (2013, 145), op. cit. [64] Gogolev, Petr. 2015. “On the Autonomy and Territorial Interests of the Indigenous Peoples of the North, Siberia, and the Far East of Russia at the Present Stage.” The Northern Review 39: 31–38; Kryazhkov (2013), op. cit. Le district autonome de Taïmyrie, majoritairement occupé par des autochtones Nénètses et Dolganes, a été fusionné au kraï de Krasnoïarsk en 2007. Ces fusions diluent les droits des peuples autochtones au sein de plus grands ensembles. [65] Kryazhkov (2013), op. cit.
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